La SNCF et les trains de la mort

Publié le par Adriana EVANGELIZT

 Je disais justement ma façon de penser au sujet de Alain Lipiez qui demande réparation à la SNCF pour la déportation de ses parents. Alors que tout le monde sait que les trains étaient réquisitionnés. Mais quelle surprise de voir que c'est Arno Klarsfeld qui défend la SNCF. Les bras m'en tombent. Et j'espère qu'il leur fera gagner le procès. Il est quand même à noter qu'Alain Lipiez est un ardent défenseur de la cause palestinienne. Curieux hasard...

 

Arno Klarsfeld représente la SNCF pour la plainte contre cette institution engagée devant la New York District Court.

La SNCF et les trains de la mort

 

par Arno Klarsfeld

Avocat aux barreaux de Paris, de New York et de Californie

 

Une plainte a été déposée en décembre 2001 aux Etats-Unis contre la SNCF par des ayants droit de victimes de la solution finale en France. Elle développe l'argumentaire suivant : la SNCF, sous "contrôle privé" tout au long de la guerre, aurait "collaboré de sa propre volonté" avec "le régime nazi allemand" en "fournissant et opérant les trains de déportation dans un but de profits", aurait "transporté les déportés jusqu'aux camps d'extermination" ; ses cheminots auraient "dépouillé les déportés sur le quai de la gare" avant "d'entasser le maximum possible de familles juives dans des wagons à bestiaux" ; les cheminots auraient aussi veillé que "les déportés demeurent durant le terrible trajet jusqu'à Auschwitz, sans eau, nourriture et facilités sanitaires". Au retour des convois de la mort, "les cheminots auraient nettoyé les wagons, les débarrassant de ceux qui avaient péri en raison des exécrables conditions du trajet". La SNCF se serait ainsi rendue coupable de "crimes contre l'humanité".

Une autre plainte a été déposée devant le tribunal administratif de Toulouse par les ayants droit de Georges Lipietz, arrêté à Pau et transféré à Drancy en mai 1944, qui réclament 400 000 euros à la France et à la SNCF, complices, selon eux, de crime contre l'humanité. Pourtant, Georges Lipietz a été arrêté par la Gestapo, son transfert de Toulouse vers Drancy a été organisé par la Gestapo et il n'a pas quitté Drancy.

Ces plaintes sont contraires à la vérité historique. Elles souillent la mémoire des 1 647 cheminots fusillés ou déportés sans retour, elles effacent le rôle des autorités allemandes, de l'Etat français de Vichy et diluent la responsabilité de ceux qui furent chargés de la déportation des juifs de France.

La SNCF était indiscutablement une entreprise publique sous contrôle strict de l'Etat français et des autorités allemandes. Elle était réquisitionnée pour chaque transfert d'internés juifs, comme l'ont été d'ailleurs beaucoup d'individus ou sociétés dont le préfet a réquisitionné les véhicules pour le transfert des juifs arrêtés vers un centre de rassemblement départemental ou régional avant le départ pour Drancy, dans des wagons de marchandises, comme ce fut le cas, par exemple pendant l'été 1942, pour 10 000 juifs en provenance de la zone libre, ou dans des wagons de voyageurs, comme ce fut le plus souvent le cas en 1943 et 1944. La réquisition était un acte d'autorité de l'Etat auquel la SNCF ne pouvait se soustraire, ni soustraire les wagons, la locomotive, le chauffeur et son mécanicien.

Pour les déportations, les trains étaient considérés allemands, comme le montre une note en date du 28 juillet 1942 de Röthke, responsable du service des affaires juives de la Gestapo de juillet 1942 à août 1944 : "Il convient de faire partir au mois d'août 1942 treize convois de juifs. Comme la direction des transports de la Wehrmacht nous l'a confirmé hier, le matériel roulant est disponible et prêt à partir pour l'ensemble des trains du mois d'août ; l'évacuation pourra continuer à s'effectuer au moyen de wagons de marchandises allemands comme cela s'est fait jusqu'à maintenant. Il est nécessaire de faire changer de train les juifs de ZNO parce que les juifs devront partir de Drancy dans des wagons de marchandises allemands tenus prêts par la direction des transports de la Wehrmacht." Dans les nombreux documents échangés entre les services des affaires juives de la Gestapo à Berlin (Adolf Eichmann) et le service des affaires juives de la Gestapo à Paris, il n'est jamais question de la SNCF : c'est toujours le ministère des transports du Reich qui fournit les trains.

Aucun des déportés survivants qui ont relaté leur départ n'a accusé la SNCF ou les cheminots. Ce n'est pas eux qui procédaient à l'embarquement, ni pour les transferts ni pour la déportation. Il s'agissait pour les premiers de gendarmes ou de gardes mobiles ou de policiers municipaux ; pour les autres, il s'agissait de SS, de soldats ou de policiers allemands. Prétendre que la fouille des déportés incombait aux agents de la SNCF est mensonger. La note de Röthke citée ci-dessus est limpide : "De plus tous les juifs devront subir une inspection corporelle minutieuse par la police antijuive française."

Mensonger aussi que de prétendre que les cheminots français enlevaient au retour les cadavres de ceux qui étaient morts durant le trajet. Les trains qui n'étaient pas des trains SNCF ne revenaient pas en France et leur nettoyage s'effectuait logiquement sur les rampes d'arrivée aux lieux d'extermination.

Dans les témoignages des survivants, les cheminots apparaissent comme ceux qui transmettaient les messages des déportés aux familles. Parfois aussi ils réussissent à intervenir et à sauver des déportés, comme à Rozan, à Lille le 12 septembre 1942 pour des enfants, ou en août 1944, quand ils parviennent à éviter de mettre à la disposition du capitaine SS Aloïs Brunner le dernier train qui aurait pu quitter le camp.

Peut-on reprocher aux cheminots de n'avoir point saboté les voies ? C'était courir le risque d'une catastrophe, et, pour sacrifier délibérément des vies afin d'en sauver d'autres, encore fallait-il être absolument certain qu'au terminus c'était la mort qui attendait les juifs déportés. Les cheminots français ne dépassaient jamais la frontière franco-allemande.

Contrairement à ce qu'affirment les plaignants, la SNCF n'a pas été payée par les Allemands pour la déportation. Déjà, le 15 juin 1942 à Berlin, quand il est décidé à l'Office central de sécurité du Reich de déporter les juifs de France, il est entendu que "l'Etat français prendra à sa charge les frais de déportation". On accuse la SNCF d'avoir accumulé des bénéfices grâce à la déportation. Si c'était le cas, il serait naturel, légitime et juste que la SNCF les restitue. Mais il n'y a pas eu de bénéfices, puisqu'il n'y a pas eu de paiement.

Qu'est-ce qui constitue le crime contre l'humanité ? Si la participation suffit, alors la secrétaire qui tapait les listes, le gendarme qui arrêtait, le cheminot qui aiguillait les trains sont coupables de crimes contre l'humanité ; tous sont les maillons d'une chaîne. Mais cette image de la chaîne, valable pour décrire le processus criminel, ne l'est pas pour établir la responsabilité pénale. Pour en juger, il faut considérer le degré de participation, l'adhésion au plan concerté, le degré d'autonomie, la connaissance du sort des victimes. Ceux qui ont des rôles décisifs portent une responsabilité que ne portent pas ceux dont le rôle est certes indispensable mais impersonnel et assujetti aux maillons forts. La SNCF était assujettie à l'Etat ; entreprise publique requise, sa participation était automatique.

La spécificité de ceux qui ont été jugés et condamnés pour crimes contre l'humanité ou complicité de crimes contre l'humanité est le pouvoir dont ils disposaient afin de déclencher l'action criminelle. Action criminelle dont ils avaient l'initiative initiale à des postes où l'action antijuive constituait le but primordial (Kurt Lischka, Ernst Heinrichsohn, Klaus Barbie, Paul Touvier) ou dont ils avaient, sur instructions de leur gouvernement, la charge opérationnelle (Maurice Papon). Quant aux organisations qui ont été déclarées criminelles au procès de Nuremberg, elles furent le NSDAP, le SD, la Gestapo et les SS, des organisations dont le but énoncé dans les documents était de régler d'une manière définitive la question juive. Leurs forces, leurs énergies, une partie de leur raison d'être étaient dirigées vers ce but.

Pouvait-on exiger d'individus comme les cheminots, dont l'action n'est pas par essence criminelle, de démissionner et d'abandonner un maigre salaire vital ? Ceux qui l'ont fait sont des héros, les autres ont toujours été, sont et resteront la norme. L'indifférence aux malheurs des autres n'est pas un crime, elle est partie de la condition humaine.

Sources : Le Monde

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans VERITE

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