La cocaïne au quotidien
La cocaïne au quotidien
Yves Eudes
C'est un bar-restaurant parisien, très connu, mais ni trop branché ni trop cher. Ce soir, l'orchestre est déchaîné, l'ambiance joyeuse, la clientèle diverse, avec une majorité de trentenaires décontractés.
Sur la porte des toilettes, on a vissé une petite pancarte : "Ne pas s'attarder, merci." Quand on demande une explication aux barmen, ils font des réponses humoristiques ou incompréhensibles. Côté clients, le message est reçu : "Ils ont mis ça pour qu'on arrête de "taper" (prendre de la cocaïne). Ou alors pour qu'on fasse vite." Au centre de la salle, une tablée d'une dizaine de jeunes bien habillés fait beaucoup de bruit. Les garçons surtout ont l'air surexcités, ils dansent sur place, rient très fort, rivalisent d'éloquence jusqu'au délire et dévisagent les filles avec des airs conquérants. Ils ont pris de la cocaïne avant d'arriver, et vont en reprendre régulièrement jusqu'au petit matin.
Plutôt que de faire la queue aux toilettes, ils envahissent un petit local servant de remise, avec la complicité d'un serveur. Les clients de la table voisine, qui ont observé la manoeuvre, ne semblent pas s'en préoccuper...
Selon les statistiques publiées par les Observatoires français et européen des drogues et toxicomanies (OFDT et OEDT), les Français consommeraient peu de cocaïne comparés aux autres Européens - quatre fois moins par exemple que les Britanniques ou les Espagnols. En France, la cocaïne fut longtemps une drogue chic, présente dans les milieux littéraires et artistiques, le show-business, les médias, la publicité ou la mode. Or cette exception française est en train de se résorber.
A la faveur du mouvement techno des années 1990, la cocaïne s'est répandue dans le pays : un sondage effectué en 2004 dans cinq villes de province indique que plus de 81 % des jeunes fréquentant des rave-parties auraient goûté à la cocaïne au moins une fois. Au sein de la population générale, les chiffres sont moins spectaculaires, mais en constante augmentation. En 1993, à peine 1,2 % des 18-44 ans déclaraient avoir essayé la cocaïne. En 2003, ils étaient 3,3 %. A noter que ces pourcentages sont sans doute plus élevés dans les classes moyennes supérieures, ainsi que chez les hommes, car les femmes semblent moins attirées par cette drogue.
En 2005, l'OFDT constatait que "les milieux sociaux concernés par cette consommation sont devenus tellement larges et hétérogènes qu'il est difficile aujourd'hui de dresser un portrait type du consommateur". De fait, il suffit de vivre un peu la nuit à Paris pour s'apercevoir que la consommation de cocaïne augmente fortement et régulièrement. Il est de plus en plus facile de s'en procurer, et les prix baissent : 50 à 70 euros le gramme (suffisant pour faire la fête toute la nuit), et seulement 20 euros pour un "trait" (dose individuelle) acheté en discothèque à un dealer de passage ou à un fêtard prêt à dépanner un nouvel ami. A., 25 ans, a grandi dans une ville cossue de la banlieue ouest, et mène aujourd'hui une vie agréable dans le studio parisien offert par ses parents. Grâce à ses contacts familiaux, il enchaîne les emplois précaires mais bien payés. Il prend de la cocaïne avec une totale insouciance : "Une soirée sous coke, ça n'a rien à voir avec une soirée où il y a seulement de l'alcool. L'ambiance est meilleure, les gens sont plus ouverts, ils ont le goût de l'action (...). Mais en même temps, avec la coke, tu gardes les pieds sur terre, pas comme avec la vodka ou le cannabis. Je peux conduire, rester concentré, et même bavarder avec ma mère ou mon boss, ils ne verront rien."
C'est lui qui se charge de fournir en cocaïne sa bande de copains. Il l'achète par l'intermédiaire d'un ami de son frère aîné, 40 ans, employé de banque. Leur dealer est un barman, qui se vante d'avoir gagné assez d'argent avec la cocaïne pour pouvoir bientôt s'acheter un restaurant. Il reçoit ses clients ordinaires dans son bar, et les privilégiés chez lui.
Si malgré tout la cocaïne vient à manquer en cours de soirée, A. et ses amis ont recours à des vendeurs ambulants : "On les appelle sur un portable, et ils arrivent à Mobylette, comme les livreurs de pizza. Ils livrent partout, nuit et jour, même dans les bureaux." La cloison entre vie privée et vie professionnelle n'est pas étanche. Après avoir découvert la cocaïne pendant des vacances en Espagne, A. a décroché un stage dans une entreprise parisienne de l'industrie musicale : "Dans les coulisses, en studio, à la buvette, personne ne se cache pour se faire un trait, c'est complètement ouvert. Ça crée des habitudes."
Son ami D., 23 ans, diplômé d'une école de commerce, habite encore chez ses parents. Il consomme de la cocaïne depuis l'âge de 20 ans, car elle circulait dans son école : "Quand on avait prévu une fête pour le soir, on commençait à sniffer dans l'après-midi, avant le dernier cours, pour être sûrs d'avoir la pêche dès le début de la soirée." Pendant ses études, D. a fait un stage dans une station de radio : "J'ai sympathisé avec l'équipe commerciale et, un soir, ils m'ont invité à sortir en boîte. Et là, j'ai découvert qu'ils étaient tous très friands de coke ; pour eux, c'était passé dans les moeurs (...). C'est sûr que si tu en prends trop, ça attaque le nez, tu ne dors plus, mais pour moi, c'est un truc de jeunesse, je sais qu'un jour je m'en lasserai, il n'y a pas d'accoutumance physique."
L'insouciance juvénile d'A. et de ses copains n'est pas partagée par les trentenaires qui se débattent avec la cocaïne depuis des années. C., 35 ans, décoratrice, avoue sans détour qu'elle est dépendante : "Je suis timide mais je refuse de l'admettre, alors la coke aide. Et surtout je m'ennuie facilement, le monde tel qu'il est ne me suffit pas, j'ai besoin de me raconter une autre histoire." Ces temps-ci, elle consomme régulièrement : "Quand tu es une grande blonde plutôt jolie, tu n'as pas besoin d'en chercher, on t'en offre sans arrêt. Et c'est de plus en plus souvent, j'ai l'impression que, depuis un an, tout le monde en a. Hier encore, je suis allée voir un collègue, genre sérieux, rangé. Quand je suis arrivée chez lui, il y avait de la coke qui traînait, et voilà. Cela dit, j'aime être indépendante dans ma consommation, alors j'en achète parfois. Enfin, souvent."
La cocaïne s'est installée dans tous les aspects de sa vie, y compris au travail : "Ceux qui consomment au boulot savent que c'est pour compenser une faiblesse, c'est dévalorisant de l'avouer. Au début, tu te fais un trait par ci par là, parce qu'il t'en reste de la veille et que tu piques du nez après une nuit blanche, et après, c'est parti. Ça peut être le matin avant de partir, dans les toilettes du bureau après le déjeuner ou avant un rendez-vous important. En une seconde, tu te sens fort, motivé, sûr de toi, capable de tout gérer. Si c'est un travail physique, tu es plus puissant et plus précis dans tes gestes. Autour de toi, tout le monde a l'impression que tu assures. Le résultat n'est pas forcément meilleur, mais le boulot est fait, et il a semblé moins pénible."
Pourtant C. a vite compris le revers de la médaille en voyant ses collègues, ses patrons ou ses clients sous l'emprise de la cocaïne : "Les effets négatifs, on ne les voit pas sur soi, mais sur les autres, c'est criant. Un type sous coke se met à raisonner en boucle, il devient lourdingue. Il est de plus en plus surexcité, impatient. Hyper-sensible aussi, un rien l'agace. Puis il devient arrogant, parano, agressif. Il a toujours raison, les autres sont des cons, point." La dépendance psychologique s'installe rapidement : "Dès que tu arrêtes, tu te sens nul, incapable, tu n'as plus envie de rien. La descente est dure et triste. La seule solution, c'est d'en reprendre."
L'abus prolongé a failli créer un drame dans la vie de C. : "Avec un ami, je me suis retrouvée avec un énorme boulot, et un délai de trois jours. On a tout fait sous coke, sans dormir pendant soixante-douze heures. Le boulot a été fini dans les temps, mais, juste après, mon ami est rentré en voiture, il s'est évanoui au volant, et il s'est réveillé à l'hôpital, assez amoché. Moi, j'ai fait une crise de délire, ensuite j'ai dormi deux jours, et j'ai mis une semaine pour récupérer."
Ce type de comportement semble se banaliser. Le docteur Michel Hautefeuille, psychiatre au centre Marmottan, dans le 17e arrondissement, spécialisé dans le traitement des toxicomanes, a récemment découvert un nouveau type de patients : "Je reçois des gens qui prennent de la cocaïne dans leur entreprise. Ils s'en servent comme stimulant pour travailler plus dur, pour faire face à la concurrence de leurs collègues. Ce sont des dopés du travail, leur motivation est la même que celle des sportifs qui prennent de l'EPO. Ceux qui veulent arrêter ont besoin d'aide."
Il est convaincu que c'est une tendance lourde : "En France, la drogue a longtemps été considérée comme un produit planant, extatique, contemplatif. En revanche, les Américains ont toujours recherché des drogues excitantes, permettant de se surpasser. L'arrivée massive de la cocaïne chez nous est un symptôme de l'américanisation de la vieille Europe. On ne se drogue plus pour être rebelle ou original, mais pour se conformer au modèle du cadre éternellement jeune, infatigable, débordant d'idées."
Un cadre supérieur travaillant dans une tour de la Défense arrive à Marmottan en fin de matinée, avec son costume de luxe et son attaché-case en cuir : "L'autre jour, se souvient le docteur Hautefeuille, il est entré et m'a dit : "J'ai vingt minutes pour ma consultation, je sors d'un conseil d'administration et je prends l'avion dans deux heures."" Cela dit, il est temps pour lui de se soigner car la paranoïa le gagne : "Pour venir, il a fait un grand détour, a garé sa voiture dans un autre quartier et a fini le trajet en métro." Dans le centre de soins, il exige l'anonymat complet, entre et sort par une porte dérobée, et refuse de s'asseoir dans la salle d'attente avec les autres patients. Le docteur Hautefeuille accueille aussi des petits employés : "J'ai compris que la cocaïne avait changé d'image le jour où j'ai vu arriver un postier de 32 ans qui prend de la cocaïne au travail. Ce n'est pas un ancien teufeur (fêtard en verlan), il ne se drogue pas le soir ni le week-end." Dans son bureau de poste parisien, le jeune homme a le sentiment de vivre un enfer. Suite à des compressions de personnel, il n'y a plus que deux guichets ouverts en permanence, au lieu de quatre. Résultat : les clients piétinent, deviennent agressifs. Face à ce stress imprévu, l'employé se sent inapte, impuissant et, pour lutter contre son mal-être, il se drogue.
Tout commence quand il va se plaindre de ses angoisses à son médecin de quartier, qui lui prescrit des antidépresseurs et des somnifères. Puis, voyant que son état empire, il décide de dépasser les doses prescrites et de faire des cocktails de médicaments : "Peu à peu, se souvient le docteur Hautefeuille, il découvre les limites des drogues légales et, à l'occasion d'une rencontre fortuite, il passe à la cocaïne, qui se révèle bien plus efficace." Un jour, il s'aperçoit que, quand il n'en a pas, il ne pense qu'à ça. Tout en aidant le postier à arrêter la cocaïne, le docteur Hautefeuille l'a incité à se présenter à un concours interne, afin d'obtenir un poste plus tranquille, loin du guichet : "Il a surtout un problème d'adaptation au sein de l'entreprise. S'il réussit son concours, il s'en sortira. Sinon..."
Reste à savoir comment un simple citoyen, qui n'a pas de copains dans le show-business ou la haute couture, se procure de la cocaïne régulièrement et sans risque. Apparemment, c'est un faux problème : "Il y a un quartier HLM tout près d'ici, il suffit d'y aller, pas besoin d'être introduit, on est accosté, indique le docteur Hautefeuille. On peut aussi aller à la Cité universitaire, c'est un vrai supermarché." Il reçoit des enseignants mal aimés, des représentants payés uniquement à la commission, des patrons de PME en difficulté, des techniciens aux horaires décalés, des quadras menacés de licenciement : "Souvent des gens rangés, conformistes, respectueux de la loi, aux antipodes du cocaïnomane de jadis."
Le psychiatre Philippe-Jean Parquet, chef du service d'addictologie du CHU de Lille, fait les mêmes constatations : "Les Français ont entamé un processus de fraternisation intellectuelle avec la cocaïne. L'idée se répand que, si on est initié, on pourra la maîtriser. Cette banalisation est regrettable ; on sous-estime ses effets destructeurs irréversibles sur le cerveau." L'un de ses patients est un courtier en Bourse de 38 ans, qui passe parfois deux jours et deux nuits devant son écran et doit prendre des décisions instantanées dans une frénésie permanente. Pour durer dans son métier, il a recours à la cocaïne, mais, craignant de devenir toxicomane, il est venu voir le docteur Parquet avec une demande originale : "Il veut continuer à en prendre au travail, ce qu'il appelle sa "consommation de nécessité", et s'en passer pendant son temps libre." Le médecin a estimé qu'il devait répondre à cette demande : "Nous avons établi ensemble des règles de consommation, avec des plages d'abstinence à certains moments stratégiques. C'est un homme qui n'a pas d'autre vulnérabilité, cette discipline fonctionne. Ensuite, je l'ai poussé à faire une évaluation de son travail, pour déterminer si la cocaïne avait réellement accru ses performances."
Le courtier s'est aperçu que, dans un premier temps, la cocaïne avait été efficace, mais que, par la suite, sa courbe de performances s'était inversée, il ne prenait plus le temps de la réflexion, ce qui aboutissait à des erreurs de jugement coûteuses : "Si on arrive à les convaincre qu'ils ne deviendront pas riches de cette façon, tous les espoirs sont permis. Mais ce n'est pas gagné."
Sources : Le Monde
Posté par Adriana Evangelizt