L'EMBARRAISSANTE AFFAIRE PIERRE GOLDMAN
Un livre et un projet de documentaire qui fouillent le passé du gauchiste condamné puis acquitté, avant d'être assassiné en 1979, révoltent famille et amis
L'embarrassant fantôme de Pierre Goldman
Pierre Goldman fut sans doute le personnage le plus emblématique d'une France qui paraissait prête, il y a trente ans, à basculer dans les années de plomb. Militant d'ultra-gauche autour de la Sorbonne, éphémère guérillero au Venezuela et plus prosaïquement braqueur de pharmacies dès son retour à Paris, il avait été arrêté, jugé, condamné à perpétuité pour un double meurtre qu'il niait farouchement, avant d'être finalement innocenté au terme d'un second procès, fort d'un comité de soutien qui réunissait toute l'intelligentsia de gauche. Il n'allait guère profiter de sa liberté recouvrée, tombant trois ans plus tard, le 20 septembre 1979, sous les balles d'un mystérieux commando. Il avait 35 ans et laissait derrière lui une jeune épouse enceinte. Vivant, il avait divisé la France autour de son cas – criminel de droit commun pour les uns, victime expiatoire pour les autres, tant en raison de ses options politiques que de sa judéité. Mort depuis vingt-six ans, il embarrasse encore les consciences, après la publication du livre (1) qui vient remettre en doute son innocence dans la mort de deux pharmaciennes. L'ouvrage devait être suivi d'un documentaire pour la télévision réalisé par le même auteur, Michaël Prazan. Dans ce but, il avait filmé les témoins – notamment des amis de Goldman. Or, depuis la sortie du livre, ceux-ci lui opposent un refus d'utiliser leur témoignage.
L'homme par qui le scandale arrive, celui qui, d'un petit coup de pied dans la statue, dérange tout l'édifice des souvenirs et des convictions, s'appelle Michaël Prazan. Son livre – Pierre Goldman, le frère de l'ombre (Le Seuil) – lui vaut aujourd'hui les foudres de bien des «anciens combattants» des années 60-70 : âgé de 35 ans tout juste, devait-il vraiment aller fouiller dans les recoins d'une enquête vieille de trente-six ans ? «J'avais le droit, moi aussi, de me pencher sur cette époque, en historien et sans parti pris, proteste-t-il. Je suis, moi aussi, d'une famille d'origine juive polonaise et je n'ai pas essayé de «coincer» Pierre Goldman. On me reproche, en fait, d'avoir rapporté des choses que l'on m'a dites...»
Ce qu'«on» lui a dit, au détour de son enquête, c'est que Pierre Goldman aurait très bien pu se trouver boulevard Richard-Lenoir, à Paris, le 19 décembre 1969, et plus précisément dans cette pharmacie où deux pharmaciennes avaient été tuées au cours d'un hold-up manqué. Un double meurtre qu'il nia jusqu'au bout, muni d'un alibi désormais sérieusement mis à mal. ll était, certes, passé ce jour-là rue de Turenne, chez son ami Joël Lautric. Mais pas à 20 heures, comme l'avait retenu le dossier : à 18 heures, en fait, ce qui change tout.
«Joël Lautric traînait cette histoire depuis plus de trente ans, explique Michaël Prazan, et j'ai vraiment eu l'impression qu'en parler le soulageait enfin. Découvrir cette vérité-là ne m'a pas amusé : moi, j'avais envie que Goldman soit innocent ! Fallait-il rapporter ce fait, qui ne prouve pas une culpabilité mais qui ne va évidemment pas dans le sens de l'innocence ? Je ne me suis pas senti le droit de le cacher. Depuis, on me traite de «Dieudonné», je suis victime de pressions, des lettres circulent pour demander l'interdiction d'un documentaire que je prépare pour France 3... Résultat, pratiquement tous les témoins que j'avais filmés refusent désormais d'apparaître dans l'émission.»
Parmi ceux-là, le journaliste Marc Kravetz, ami intime de Pierre Goldman et qui se battit énergiquement pour lui dans les colonnes de Libération. Il admet avoir reçu une lettre de Christiane Goldman, la veuve de Pierre, aussitôt après avoir lui-même lu le livre de Prazan. «Elle m'expliquait toutes les horreurs qu'il fallait en penser, dit-il. Grosso modo, toute la tribu Goldman interdisait qu'on en parle. Moi, j'avais trouvé ce bouquin plutôt bien, malgré quelques erreurs factuelles. A la relecture, je suis nettement moins positif, particulièrement en ce qui concerne l'enquête sur les meurtres des pharmaciennes et sur l'assassinat de Goldman. Lautric a changé de version, et alors ? Il en a changé douze fois et ce qu'il disait n'a jamais pesé au procès, ni dans un sens ni dans l'autre.» Tout de même, pourquoi refuser d'apparaître dans le film de Prazan ? «Parce que tout ça ne me paraît pas sérieux : on ne peut pas isoler deux chapitres d'un livre pour en faire un film. Et puis, juridiquement parlant, cette affaire est close. Pour le reste, j'étais l'ami d'un homme que je ne renie pas, j'ai pris un parti que je ne renie pas non plus. Je ne comprends même pas pourquoi on veut rouvrir ce dossier en 2005. Pour Seznec, oui, il y avait un enjeu. Là, il n'y en a pas.»
«Coupable ou non coupable, finalement je m'en fous, assène de son côté Pierre Bénichou. Je garde tous mes sentiments pour Pierre Goldman, qui était un peu le Genet de notre génération, un personnage d'une intelligence fulgurante – et aussi d'un humour formidable.» Lui non plus n'apparaîtra pas dans le documentaire de France 3. Il a apprécié le travail de Prazan, pourtant – «un garçon sympa, une bonne approche, pour de bonnes raisons». Mais il y a ce chapitre Lautric... «Cette révélation n'en est pas une, elle est inepte, sans intérêt. Lautric n'est qu'un petit voyou qui ne sait jamais très bien où il en est : pourquoi lui donner tant d'importance ? Moi, j'avais parié sur l'innocence et j'y crois toujours. Et si j'ai décidé qu'on ne me verrait pas à la télé, c'est parce que toute cette histoire fait de la peine à la famille Goldman.»
Lautric, lui, livrera sa conviction aux téléspectateurs... Si toutefois le film de Prazan parvient au stade de la diffusion. L'année dernière, France Culture, qui préparait un dossier sur le même thème, avait finalement dû renoncer.
Pierre Goldman, le frère de l'ombre, de Michaël Prazan, Le Seuil. Lire la critique de notre journal dans LeFigaro littéraire du 9 juin.
Sources : LE FIGARO