Analyse sur la presse

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Ilan Halimi, quand la presse faseye

par Daniel SCHNEIDERMANN


Sur l'affaire Ilan Halimi, pendant quelques jours, on put voir les médias faseyer, toutes voiles soumises aux brises contraires, et qui attendaient le vent dominant. Inhabituellement, ils flottaient. On croyait les entendre frissonner. De trop en dire, ou de n'en dire pas assez. De «monter» à la «une» une affaire qui se dégonflerait le lendemain, ou de reléguer en bas de page intérieure un crime épouvantable. Ils tremblaient au moindre frisson, à la moindre confidence, et se dégonflaient aussitôt. Et non seulement tremblaient les voix des journalistes, mais de tous ceux dont ils portaient la parole. Fallait-il prononcer le mot de la malédiction, le mot antisémite ? Les policiers, les magistrats, les ministres, Clément, Villepin, Cukierman, tremblaient à l'unisson, nourrissant le sentiment diffus, troublant, désormais familier, que la presse ne dit pas tout. Ceux qui fabriquent l'image, ceux qui choisissent les mots, semblaient aussi effarés que leurs lecteurs ou leurs spectateurs. A ciel ouvert, se combattaient l'effroi et la prudence.

L'effroi ? Tous les ingrédients sont là. La victime martyrisée, retrouvée agonisante, les «barbares» et leur «cerveau» en fuite, les deux «appâts» démoniaques, la blonde et la brune, et, au fil des jours, alors même que les conditions de la séquestration ne sont pas encore connues, les peintures effrayantes de l'indifférence des voisins des ravisseurs. «Trop de témoins se sont tus», «Un silence terrifiant régnait dans la cité de Bagneux», titre le Parisien de mercredi. Le tableau n'est pas sans rappeler les premières peintures imaginaires de l'indifférence coupable des voyageurs du RER D, lors de la désormais canonique «fausse agression». «Les voisins ou les parents ont forcément entendu parler de la séquestration, personne n'a bougé. Les gens savaient», déclare la soeur d'Ilan au Parisien. Mais les tableaux diffèrent. Le Parisien, dépeignant la vie quotidienne dans la cité : «On ne prend même pas son courrier quand les fumeurs de haschich sont là, on se précipite dans l'ascenseur et on rentre chez soi par peur des représailles.» Le même jour, le Figaro est en désaccord : «A la nuit tombée, il y a bien quelques jeunes qui tiennent les murs et vendent un peu de shit, raconte l'ancien régisseur des lieux. Mais le quartier est autrement plus calme qu'il y a quinze ans.»

Mais jusqu'à la confirmation de la «circonstance aggravante» d'antisémitisme, livrée comme par hasard en plein dîner du Crif, la prudence tempère l'effroi. Le RER D, justement, est passé par là. On hésite plusieurs jours avant de mentionner l'appartenance confessionnelle de la victime. Et cette manifestation spontanée du 19 février, comment la qualifier ? Une manifestation de soutien ? Une manifestation communautaire ? Une manifestation appelée par certaines organisations de la communauté juive ? Chaque mot, chaque silence sont piégés. La confirmation judiciaire emportera tous ces doutes. Jusqu'au prochain vent contraire.

De ce faseyement, le Monde du 21 février restera emblématique. D'abord, au lendemain du coup de tonnerre du dîner du Crif, cette «une» («Le mobile antisémite retenu dans la mort de Ilan Halimi») aussitôt contredite en page intérieure par le titre de l'article : «La police réservée sur le mobile antisémite.» Comme si la main qui avait rédigé le titre de une refusait de lire les informations de l'article de la page 10. Mais surtout, sur le site du Monde, un autre article signé d'un autre journaliste contredisant aussi celui du journal papier, et titré : «La justice retient le motif de "crime raciste".» Selon des policiers, interrogés par Le Monde.fr, «la déshumanisation en tant que Juif d'Ilan a certainement participé à la dérive meurtrière de ses geôliers». Les deux journalistes du Monde ont-ils recueilli des informations contradictoires, auprès de services rivaux ? Apparemment pas. Deux phrases des deux articles opposés laissent penser que la conclusion sur le caractère antisémite ou non du meurtre est plutôt une question d'interprétation. L'article du journal cite des policiers parlant des «barbares» : «Ils auraient cru au cliché de la richesse de toute personne appartenant à la communauté juive, ainsi qu'à la solidarité de cette communauté, censée payer la rançon pour un des siens.» Celui du site : «Ils étaient persuadés que les juifs étaient "pleins aux as", et ne manquaient pas de le rappeler au père d'Ilan lorsque celui-ci tentait de leur expliquer qu'il ne disposait pas de quoi payer la rançon.» Les deux journalistes ont-ils entendu la même chose ? Sans doute. Mais s'ils n'en tirent pas les mêmes conclusions, c'est sans doute que tous deux n'ont pas la même définition personnelle de l'acte antisémite ­ définition qu'il faudra bien préciser un jour. Pour le premier, qui retranscrit au style indirect les propos rapportés des ravisseurs, croire «au cliché de la richesse de toute personne, etc.», ne suffit pas à qualifier un acte d'antisémite. Les guillemets du second, qui renforcent la violence du «plein aux as», se passent de développement.

A quoi ressemble le cerveau des tortionnaires de Ilan Halimi ? Quelles images, quelles représentations, s'y entrechoquent ? Nous n'en savons rien. Ou plutôt, nous ne le savons qu'à travers le filtre de plusieurs intermédiaires, chacun passant les informations à son propre tamis, pour finir par le tamis personnel des lecteurs, des téléspectateurs, des citoyens. Et si le faseyement, au total, était la moins mauvaise solution ?


Sources : LIBERATION

Publié dans Crimes

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